J’ai préféré le chloroforme au cancer
Dissimulation est un des mots clefs qui se cache derrière le suicide. Condamné par l’Eglise et sanctionné par l’autorité, cet acte fut jusqu’au XVIIIème siècle considéré comme un crime contre soi. Seul Dieu ou le bourreau pouvaient vous ôter la vie, se suicider était considéré au mieux comme une faute de goût, au pire comme une lâcheté, indigne d’un gentleman. Ainsi le citoyen Valazé n’échappera pas à la sentence révolutionnaire et bien qu’il se soit poignardé à quelques heures de l’exécution, son cadavre sera néanmoins guillotiné pour respecter la forme. Les Hébreux, et les Romains ensuite avaient habilement contourné le problème : on se faisait suicider par une tierce personne de rang inférieur, un écuyer, un serviteur ou un esclave dévoué qui vous expédiait d’un habile coup de glaive.
Mais sous l’influence drastique du christianisme, le Moyen âge et la Renaissance nous paraissent vierges de tout suicide apparent. Il faudra attendre le siècle des Lumières pour constater un changement de mentalité, dorénavant l’homme en possession de son libre arbitre peut disposer à son gré de son existence, d’en avancer la fin selon les nécessités et le modus operandi qu’il jugera judicieux.
Accident, assassinat ou complot
Cependant d’autres raisons que celles de la religion ou de la morale prévalent encore pour dissimuler l’acte. Ce que j’ai qualifié de « suicide controversé » recouvrent trois alternatives : l’assassinat, l’accident et le complot. Expliquons-nous. Il est notoire que certains suicidés en prison ont été « assisté », soit par les autorités elles-mêmes, soit par des éléments parajudiciaires ou soit encore par un ou des codétenus. Les romans policiers sont truffés de faux suicides mais qui sont autant vrais meurtres, ce sera ensuite, et pour notre plus grand plaisir, au détective de trouver la faille dans l’ingénieuse machination.
Dans les cas d’overdoses par médicaments ou drogue, il est également difficile, faute d’une lettre d’adieu, de faire la différence entre la volonté délibérée de mourir et un accident : l’intéressé a-t-il consciemment absorbé une trop forte dose ou s’est-il trompé de quelques grammes ? Voulait-il se tuer, se faire peur ou momentanément oublier ? Très souvent, dans ces cas de figure, force est de constater que c’est l’entourage qui joue un rôle déterminent, en induisant, via le médecin de famille, dans un sens plutôt qu’un autre, suite à quoi le corps sera rapidement livré à la crémation, réduisant alors à néant toute possibilité d’autopsie contradictoire.
Quant à la théorie du complot, elle mixe les deux précédentes et correspond aux conclusions auxquelles aboutissent – systématiquement – les admirateurs déçus, il leur est en effet impossible d’imaginer que leur vedette adorée ait pu se soustraire à leur idolâtrie, en conséquence de quoi, ils élaborent des cabales dans lesquelles de mystérieux agents secrets ou des forces occultes fabriquent de faux suicidés. Et ils sont innombrables ceux qui croient, dur comme fer, que Marilyn Monroe, Dalida ou Kurt Cobain ne se sont pas supprimés.
Certes, il y a des suicides qui ne souffrent pas la controverse, ils ont le mérite de s’afficher comme tels et d’être de surcroît commis aux yeux de tous. N’est-ce pas grâce aux technologies médiatiques que mourir ou se suicider en public est devenu monnaie courante ? Ce sont des actes revendicateurs, commis pour défendre des opinions politiques ou pour protester contre des situations jugées intolérables. Il y eut ainsi la vague des immolations par le feu, initiée par le bonze Thich Quang Duc au Viêt-Nam, elle connut un regain de succès en Tchécoslovaquie, suite à l’invasion du pays par les troupes soviétiques. De même, ne compte-t-on plus les actes désespérés commis devant les caméras d’une conférence de presse. Et que dire des attentats-suicides perpétrés quotidiennement en Irak et en Afghanistan, comme si l’Islamisme constituait un réservoir sans fond de candidats au suicide ?
Puisqu’à défaut de tout pouvoir montrer, la télévision montre n’importe quoi, le suicide spectacle s’inscrit presque logiquement dans le reality show du quotidien.
Masculin/féminin
Dans mon échantillonnage, les hommes sont cinq fois plus nombreux que les femmes et ces dernières adoptent volontiers un médium non violent, le plus souvent sous forme de dose létale mais lorsqu’elles sont fermement déterminées, elles ne reculent pas devant un acte violent : elles se défenestrent, se noient, se tranchent la gorge ou utilisent une arme à feu. Quant aux hommes, ils sont parfois douillets, ne rechignant pas devant un cocktail alcool-barbituriques ou une asphyxie par monoxyde de carbone. Il faut néanmoins distinguer le sous-groupe des guerriers, obéissant à un code d’honneur, comme le Bushido japonais, qui les contraint, sous peine de déshonneur à faire le seppuku. Les militaires occidentaux, faute d’un code aussi ritualisé, se contentent d’être efficaces – arme à feu, grenade ou cyanure, l’important étant de réussir.
Dans son essai publié en 1895, James Harden-Hickey dénombrait cinquante et un instruments et quelques quatre-vingt-huit poisons susceptibles de vous envoyer ad patres.
Qu’est-ce qu’un pacte de suicide ?
C’est l’engagement que prend un couple ou un groupe radical, de partir ensemble, survivre à l’autre paraissant impossible. Le modus operandi est soigneusement rôdé : l’homme exécute sa compagne avant de retourner l’arme contre lui, parfois de nombreuses heures plus tard comme en témoigna l’autopsie de Rodolphe de Habsbourg. Depuis Masada, nous savons comment procèdent les sectes lorsqu’elles se sentent menacées, une série d’adultes choisis liquident femmes et enfants, le chef étant le dernier à partir, son œuvre terrestre étant accomplie.
Le suicide est-il héréditaire ?
Je n’ai pas pu m’empêcher de constater que chez de nombreux désespérés, il y avait souvent des antécédents familiaux, un exemple fameux étant la famille Hemingway où l’on s’est suicidé pendant trois générations ou cette famille de lutteurs américains, les Von Erich, dont les trois frères se sont supprimés, mais plutôt que de parler d’hérédité, les spécialistes préfèrent évoquer une « contagion par porosité de l’environnement ».
Y a-il des pics de suicide ?
Certes automne et printemps restent des moments forts, mais lorsque maladie, bataille, emprisonnement deviennent des facteurs d’urgence, l’heure et la date ne sont plus aux tergiversations et la saison importe guère, on ne fonctionnera pas en terme de neurasthénie ou de mélancolie mais bien en terme d’impétueuse nécessité. Quant à l’influence néfaste de la pleine lune, elle a toujours la vie dure, alors que jusqu’à ce jour, aucune étude scientifique n’a permis de vérifier cette hypothèse.
Un mot d’adieu
Cette lettre d’adieu fait – c’est le cas de le dire – couler beaucoup d’encre. Il peut y avoir des suicides sans explication et certains messages sont souvent détruits par les proches qui craignent le quand dira t’on, spéculent sur une assurance-vie ou désirent un enterrement en terre consacrée. Ces messages sont toujours émouvants, parfois ridiculement pathétiques comme ce « Je pars rejoindre maman et Elvis Presley » ou simplement pragmatique : « Occupez-vous du chien », ils témoignent tous du désespoir, de la souffrance, de la peur devant cette redoutable inconnue, mais aussi d’une inébranlable résolution, et certains sont de véritables plaidoyers pour le droit à l’euthanasie et à une mort compatible avec la dignité humaine.
Ben Durant – 21 juin 2005